Agnès Cathala, directrice éditoriale du pôle éveil-lecture chez Milan Presse, évoque les atouts de « Mon petit monde », nouvelle collection d’imagiers 100% photo.
Quel est l’intérêt de la photographie pour les enfants de cet âge, qui sont en plein apprentissage du langage ?
La photo, telle qu’elle est utilisée dans cette collection, avec une forme de neutralité qui garantit l’authenticité de l’expérience de lecture, est particulièrement adaptée à l’apprentissage du langage. À la manière d’un imagier, la photo propose et l’enfant s’en empare. Le langage est direct, avec un minimum d’interférences. Contrairement à l’illustration qui implique un passage au signe, au symbolique, et livre son interprétation du réel, la photographie, en montrant, laisse à l’enfant la liberté de s’exprimer. J’ai beaucoup aimé, dans cette collection, que la photographe, comme les autrices, soient en retrait, influent le moins possible sur sa lecture du monde et laissent ainsi au jeune lecteur la place de voir et raconter ce qu’il veut. Il en résulte des livres pas intimidants, très démocratiques, dont la vision rejoint celle de l’enfant qui parcourt son quotidien. Enfin, la photo a le pouvoir de rassembler le jeune lecteur et l’adulte à ses côtés : chacun est invité à se projeter dans les lieux et les instants visités pour échanger, parler. Une photo, c’est finalement un rendez-vous : un endroit et un moment où se retrouver !
Où réside l’originalité par rapport aux autres collections de livres de photos ?
Cette simplicité, on pourrait dire cette modestie, liées à l’économie d’effets stylistiques, est originale dans l’univers de l’édition jeunesse qui creuse plutôt la question du ton, fait souvent passer des émotions à travers des comparaisons et des métaphores. Le côté brut de ces photos (qui ne les rend pas moins esthétiques, attention), les rend accessibles et immédiates : elles ne survendent pas un monde idéal. On n’est pas sur Instagram ! Ce ne sont pas des photos d’agence, comme dans certains imagiers. Elles donnent à voir le monde tel que l’enfant peut l’observer, sans l’enjoliver. Caroline Fabre, la photographe, réussit à assumer ce point de vue de bout en bout, en ne retouchant pas ses clichés. Ce qui est à la fois courageux et audacieux ! Il résulte de ces photos prises sur le vif, souvent en mouvement, une grande justesse : on y trouve la spontanéité du regard de l’enfant, la vision d’un environnement qui n’est pas réarrangé pour lui mais qui lui est pourtant adapté.
Comment l’enfant peut-il s’identifier à une réalité qui n’est pas le miroir exact de son environnement ?
L’identification se fait naturellement. La lecture, ce n’est d’ailleurs que ça : une identification à des situations qui ne sont jamais l’exact reflet de ce que l’on vit. Il ne pourrait y avoir de lecture sans ce décalage qui fait toute la valeur symbolique de la « chose imprimée ». Dès 18-24 mois, l’enfant est capable de reconnaître les réalités multiples que recouvre un mot unique. Le mot « avion » est compris pour l’engin qui vole dans le ciel, le jouet qui traîne sur le tapis, la maquette qui trône sur l’étagère, la représentation dans le livre, et même la cuillère que l’on agite jusqu’à sa bouche pour l’inciter à manger ! L’enfant contextualise ce qu’il voit et tire ses conclusions, déduit et nomme. Ça vole, ça a des ailes, ça ressemble à un avion : c’est un avion. Et c’est pareil pour tout, quelle qu’en soit la forme : un immeuble, un tramway, un arbre… Par analogie, le cerveau du tout-petit sait décrypter un environnement qui n’est pas identique à son quotidien. Il sait aussi dissocier très tôt le vivant de l’inerte : même sur une photo où rien ne bouge, un jeune enfant fait un distinguo entre un lampadaire et un chien…
Un vocabulaire précis et presque pointu parfois (« petit houx, éolienne, magnolia, zygène »…), c’est inhabituel par rapport aux textes écrits pour les petits, qu’en dites-vous ?
Utiliser un vocabulaire sophistiqué, quand il est éclairé par le contexte de l’image, ce qui est le cas dans ces livres, est complètement adapté aux attentes des plus petits. C’est en retrouvant ce mot plus tard dans d’autres contextes que l’enfant va en appréhender le sens et l’incorporer. En attendant, les mots lus « flattent » son oreille, détiennent un mystère qu’il aura à cœur de percer en devenant lecteur. Lui donner accès à un vocabulaire le plus riche possible va lui permettre de construire son raisonnement. J’ai toujours eu la conviction que simplifier l’expression prive le tout-petit du plaisir de deviner, d’émettre des hypothèses. La frustration de ne pas tout comprendre, tout saisir d’emblée, est motrice dans l’apprentissage du langage !
Un livre à pages souples pour des enfants de moins de 3 ans, c’est ok ?
C’est comme donner de la dînette en porcelaine à un enfant : le caractère fragile ou précieux, voire dangereux, d’un objet engendre souvent une attitude spontanément précautionneuse, respectueuse des qualités même de l’objet. Bien sûr, l’enfant n’est pas seul, la lecture se fait avec l’adulte pour le guider, éventuellement canaliser son énergie vers d’autres gestes comme caresser le livre au lieu de le déchirer ou le mordre. (En revanche, s’il veut s’en faire un chapeau, pourquoi pas !) C’est un peu le même débat que celui sur le vocabulaire : simplifier le monde, le réduire à des objets moelleux ou aux coins arrondis bloque la créativité, ne crée pas les conditions propices aux défis intellectuels réclamés par le tout-petit ! Bref, la forme de ces livres me semble adaptée à la tranche d’âge et en phase avec la promesse éditoriale. L’objet livre est cohérent avec son contenu : c’est une proposition équilibrée qui laisse toute sa liberté d’interprétation mais aussi de manipulation à l’enfant.
À la crèche, prochain titre de la collection « Mon petit monde », est à paraître le 23 août 2023.