La Naissance de Vénus de Botticelli, L’Arlésienne de Van Gogh, Yeux bleus de Modigliani… ces tableaux sont très célèbres. Mais qui connaît Simonetta Vespucci, Madame Ginoux, Jeanne Hébuterne qui leur ont servi de modèles ? Dans ce docu-fiction réaliste, grâce à un jeu de découpes graphiques passant de face à profil, les autrices Claire Zucchelli-Romer, artiste plasticienne, et Nathalie Dargent, historienne de l’art, leur redonnent corps et voix, ainsi qu’à dix autres femmes modèles de tableaux. Entretien croisé avec leur éditrice Frédérique de Suremain.
Propos recueillis par Sara Guillaume
Imaginez-vous face à La Joconde, ce tableau parmi les plus connus au monde. Face à Mona Lisa, qui servit de modèle à Léonard de Vinci, vous faites un pas à gauche, un autre à droite ; vous vous éloignez, puis vous vous rapprochez. Pas de doute : elle vous suit du regard, sans jamais se départir de son demi-sourire énigmatique.
Dans Oh, elle parle !, l’impression de mouvement est tout aussi présente, et encore plus palpable : devant chaque tableau, une découpe originale crée un profil à partir du visage peint de face. Lorsqu’on tourne la page, le profil crée l’illusion d’un mouvement de la femme représentée ; elle bouge, elle semble sortir du tableau.
Comment naît un projet tel que celui-ci, où le livre devient un objet d’art à part entière, au même titre que les tableaux qu’il évoque ?
Nathalie Dargent. Oh, elle parle ! vient du cœur de Claire.
Claire Zucchelli-Romer. Et des papiers ! Tout le cœur du projet, c’est de travailler avec le papier sur des portraits de femmes – la manière dont on a représenté les femmes m’a toujours intéressée. Mais il est difficile de toucher directement à un tableau. Or, avec le découpage, à partir d’un vide, on peut reconstituer un profil sans toucher au tableau. Et le fait de créer ce trou a fait naître une surprise, du mouvement. Il fallait ensuite que le découpage corresponde au tableau, à la personnalité des femmes peintes. Par exemple, pour celui de Gabrielle d’Estrées, qui a toujours rêvé d’être reine, j’ai fait une couronne.
Gabrielle d’Estrées, Marilyn Monroe, Paula Becker… Ce sont treize femmes au total dont l’existence est rappelée ici, à travers les tableaux qui les représentent. Comment s’est fait le choix de ces tableaux ? Et le travail de recherche sur leurs sujets ?
Frédérique de Suremain. C’est Claire qui a initié ce travail de recherche, avec une idée en tête : nommer la femme qui était peinte, mais aussi éclairer sa vie et son époque, et faire son portrait de femme, au-delà de son statut de modèle.
C. Z.-R. Personne n’est seulement modèle, on a tous et toutes une vie propre. Mais parfois, le peintre a tellement pris possession de son tableau qu’on ne voit plus que lui, et pas la femme qu’il représente. Je trouvais donc intéressant de me centrer sur la vie de cette femme, de lui donner la parole et de ne pas la laisser juste dans une apparence physique. Quand je découpais mes papiers, c’est apparu, c’était ça, le sens de ce projet. J’ai donc mené mes recherches, avant d’en parler à Camille [Babeau, directrice littéraire du département documentaire des éditions Milan – NDLR] et à Frédérique, puis avec Nathalie.
Une belle histoire de transmission entre femmes, en somme !
F. D. S. Tout à fait ! Les textes de Claire avaient besoin d’être nourris et nous ne nous sentions pas, côté édito, de les retravailler nous-mêmes : il nous fallait des connaissances précises, un style fort pour accompagner les découpes. C’est alors que Bénédicte Debèse [directrice générale des éditions Milan – NDLR] a proposé Nathalie, qui est à la fois autrice et historienne d’art !
N. D. D’ailleurs, quand Frédérique m’a contactée, j’étais absorbée par une série de romans qui parle beaucoup de femmes, puisque c’est l’histoire de cinq cousines qui vivent une année avec leur grand-mère. Ce qui me ramenait à ce sujet qui m’intéresse toujours plus : la vie des femmes.
Je me suis dit tout de suite : « Ce projet, il est pour moi. » C’est une mission importante de trouver une voix pour chacune de ces femmes, extrêmement connues par leurs portraits mais aussi, paradoxalement, effacées par eux. Certains tableaux sont, en effet, plus célèbres que la femme qu’ils représentent. Dans le cas de Marilyn, c’est une star, bien sûr, mais son portrait, pour beaucoup de jeunes gens, est plus familier que la vie de la femme elle-même. Tout à coup, ça rejoignait mes préoccupations : remettre la lumière sur toutes ces femmes invisibilisées, dont les vies étaient précieuses, importantes, comme nos vies à toutes.
Les recherches de Claire ont nourri mon imagination. J’ai parfois dû m’en détacher, j’ai fait beaucoup de recherches de mon côté, seule ou aidée par Frédérique qui a l’habitude de faire du documentaire. Et en même temps, je n’ai pas du tout eu l’impression de faire un documentaire d’histoire de l’art, mais vraiment d’écrire un documentaire sur la vie de ces femmes.
D’autant que les textes sont écrits à la première personne, ce sont des tranches de vie ; on pourrait presque imaginer que chacune de ces femmes tenait son blog.
C. Z.-R. Oui, ce livre tient aussi du roman, avec la mise en avant de l’histoire de ces femmes plus que la chronologie de leur existence. Il s’agissait de faire ressentir ce qu’elles avaient vécu au moment où le tableau avait été peint, où elles avaient posé.
N. D. Car c’est long de poser, pour un artiste : à quoi tu penses à ce moment-là ? À quoi ressemble ta vie ? C’est tout à fait ça, des réflexions qui ont pu leur passer par la tête pendant les longues heures où elles ont posé. Elles avaient une vie tellement plus riche que ce que le tableau a saisi à un instant précis.
F. D. S. Et la richesse de ces témoignages tient aussi aux différentes époques auxquelles ces femmes ont vécu, et à l’âge auquel elles ont posé. On est au cœur de la vie de chacune, on est loin d’une histoire de l’art ampoulée. Il y a de l’art, de la vie concrète, de la révolte, du sentiment, de l’émotion… C’est un récit complètement incarné.
Quel est, justement, l’équilibre entre l’histoire de l’art, le documentaire, les faits d’un côté, et la fiction, l’émotion de l’autre ?
C. Z.-R. Les historiens de l’art peuvent souvent donner un aspect très intellectuel à l’art, par lequel je ne me sens pas concernée. J’ai plutôt une approche sensorielle de l’art ; une œuvre va m’interpeller, me surprendre, m’énerver, et ensuite seulement me pousser à comprendre ce qui se passe au niveau de mes émotions. C’est cette approche de l’art que je veux partager. Tout le monde n’ose pas aller dans les musées, regarder des émissions ou lire des ouvrages qui traitent d’art. Pourtant, tout le monde peut regarder une œuvre d’art. C’est le but de mon travail : donner envie à tous et à toutes de regarder une œuvre pour comprendre qu’elle peut parler à chacun et chacune.
N. D. En tant qu’historienne de l’art, ce que j’aime, c’est montrer à tous, et notamment aux plus jeunes, qu’un tableau raconte une histoire. Tout le monde aime qu’on lui raconte une histoire ! Et même si l’on ne connaît pas l’histoire racontée par le tableau, eh bien, qu’on la crée soi-même ! Les tableaux racontent aussi de toutes petites histoires, très quotidiennes, pas uniquement la grande Histoire. Et, la plus grande partie du temps, c’est bien notre quotidien qui nous inspire des émotions !
F. D. S. Si on a aussi bien réussi à donner sa place et son ampleur à ce projet, c’est parce que, la première fois que Claire nous l’a présenté, on a ressenti une émotion bien particulière, on a toutes été remuées. Ces femmes sortaient vraiment de leurs tableaux !
C’est précisément cette formule qui a donné une partie de son titre à l’ouvrage. Comment l’avez-vous trouvé, ce titre ?
F. D. S. On a passé pas mal de temps à y réfléchir, on a dû envisager une bonne cinquantaine de titres avant de trouver les mots justes, qui parlaient d’eux-mêmes sans qu’on ait besoin de les expliciter. C’est comme le choix d’une couverture : elle doit interpeller le lecteur, aller le chercher, s’imposer à lui. Et c’est encore plus important pour un livre qui s’adresse à un jeune public ! Il faut qu’il soit le plus accessible possible.
N. D. Il fallait aussi qu’il évoque le mouvement, puisque chaque portrait est une aventure, une rencontre.
F. D. S. Et chaque découpe est comme un théâtre animé, l’une a une couronne, l’autre a la figure longue, une troisième porte un drôle de chapeau… Chaque découpe donne de l’épaisseur, de la vie à ces histoires.
N. D. Quant à la première partie du titre… Nos musées sont remplis de visages et de corps de femmes. Or, bien souvent, on ne connaît d’elles que le nom du peintre pour qui elles ont posé. Leur donner la parole, c’est leur rendre justice. Et les enfants, à qui est destiné ce livre en premier lieu, ont le sens de la justice.
À l’occasion de la parution de Oh, elle parle ! Quand les femmes sortent des tableaux, retrouvez Claire Zucchelli-Romer et Nathalie Dargent au bar Bonjour Madame (40 Rue de Montreuil, 75011 Paris) le mardi 24 octobre 2023 à partir de 19h – entrée libre !